Cette circulation presque générale des inventions poétiques des Scaldes,et la popularité qu'il est naturel de supposer qu'elles durent acquérir,les enracinèrent pour ainsi dire en Europe. Dans les régions européennesoù elles s'établirent d'abord, elles préparèrent les voies aux fictionsarabes; dans les autres régions, elles les accompagnèrent et secombinèrent avec elles. Dans cette espèce de fusion il y avait tout àgagner pour les fictions du Nord. Les autres étaient plus brillantes,plus analogues à l'accroissement de la civilisation chez une nationingénieuse et polie. Moins horribles et moins grossières, elles avaientdans leur nouveauté, leur variété, leur éclat, des moyens de séductionqui manquaient aux fables septentrionales. Aussi, si l'on veut comparerles enchantements tels qu'ils sont dans la poésie runique283 ouscandinave avec ceux qui font le merveilleux des romans de chevalerie,on y trouvera des différences, toutes à l'avantage de ces derniersenchantements. Les premiers sont principalement composés de sortilégeset de charmes qui préservent des empoisonnements, émoussent les armesd'un ennemi, procurent la victoire, conjurent la tempête, guérissent lesmaladies ou rappellent les morts du tombeau; ils consistent à prononcerdes paroles mystérieuses ou à tracer des caractères runiques. Lesmagiciens de nos romans sont surtout employés à former et à conduire unesuite brillante d'illusions. Il y a une certaine horreur sauvage dansles enchantements scandinaves; la magie des romans présente souvent desvisions et des fantômes agréables, souvent même, au milieu des terreursles plus fortes, elle nous conduit à travers de vertes forêts, et faitsortir de terre des palais éclatants d'or et de pierreries: enfin, lamagicienne runique est une Canidie, et la magicienne de nos romans uneArmide284.
Les Charmes de la vengeance.avi
Roland, et les autres paladins, devinrent nationaux, ou du moinspopulaires, en Italie, autant qu'ils l'étaient en France même. Lespoëtes se piquèrent d'enchérir les uns sur les outres, et il y eut unesorte d'émulation à qui attribuerait à cet invincible Roland lesexploits et les aventures les plus extraordinaires. Il fut l'Herculemoderne sur qui l'on accumula des merveilles qui auraient suffi pourvingt autres héros. Il subit le sort assez commun aux personnagescélèbres, d'être chanté par des poëtes qui ne méritaient pas tousd'être les échos de sa gloire; mais après avoir amusé le peuple par desrécits grossiers, dont les auteurs mêmes sont inconnus, il eut dans lePulci et dans le Bojardo des chantres plus dignes de lui; etlorsqu'il fut enfin célébré par le grand Arioste, quand l'Homère deFerrare eut réuni à tous les charmes des fictions romanesques, lanoblesse et l'éclat de la trompette épique, le nom de Roland n'eut plusrien à envier à celui d'Achille.
Aussitôt tous les chevaliers chrétiens et païens, jeunes et vieux,capables ou non de plaire, galants ou jusqu'alors insensibles, sontenflammés par tant de charmes et par l'espoir de les obtenir, se lèventet demandent le combat. L'empereur décide qu'il n'y en aura que dix, etque leurs noms seront tirés au sort. Tout empereur et tout vieux qu'ilest, il veut que le sien soit inscrit. Renaud se fait écrire despremiers; le sage Roland est entraîné comme les autres; il se reprochesa faiblesse, mais il y cède, et sa douleur est grande de voir que sonnom ne sort de l'urne que le dixième.
Roger, à peine échappé de l'île d'Alcine671, était tombé, malgré sonamour pour Bradamante, dans une erreur des sens où la beauté peutentraîner la jeunesse, et qu'ordinairement elle lui pardonne. Il enavait été puni en perdant à la fois Angélique et l'Hippogryphe. Lemagicien Atlant avait alors imaginé un nouveau moyen pour s'emparer delui. Il avait construit par enchantement un palais, et l'y avait attirépar un prestige infaillible. Roger avait cru voir sa chère Bradamanteenlevée par un géant et emportée dans ce palais. Il y avait poursuivi legéant; mais au moment où il était entré, la porte s'était fermée; iln'avait plus revu ni le géant ni Bradamante672. Il croyait entendre lavoix de sa maîtresse qui l'appelait à son secours. Il parcourait sanscesse l'édifice, et se fatiguait à chercher ce qu'il ne trouvait jamais.Et dans ce même temps, la véritable Bradamante attendait avecimpatience, à Marseille, l'effet des promesses de Mélisse et le retourde son cher Roger673. Mélisse vient enfin lui apprendre le nouveaustratagême employé par Atlant, et l'engage à se rendre avec elle auchâteau magique, dont elle lui apprend les moyens de détruirel'enchantement. Elles y vont ensemble; pour charmer l'ennui de la route.Mélisse prédit à Bradamante toutes les femmes célèbres qui doiventsortir de son union avec Roger, et qui ajouteront à l'illustration de lamaison d'Este par leurs charmes et par leurs vertus674. Arrivées à lavue du château, Mélisse répète à Bradamante les instructions qu'elle luia données, et la laisse aller seule, de peur d'être reconnue par levieil Atlant. Mais Bradamante suit mal ces instructions. Elle croit voirRoger, et l'entendre invoquer son secours. Il fallait, pour le délivrer,qu'elle le tuât de sa main, lui, ou plutôt ce qui n'en est que lefantôme675. Elle hésite; Roger l'appelle à grands cris en fuyant dansle château. Elle y entre sur ses pas: la porte se referme; et la voilàclose et enchantée comme Roger lui-même. Sans cesse ils courent pour setrouver l'un l'autre: ils se rencontrent à tout moment, et ne sereconnaissent pas.
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